TEMPUS  FUGIT

 

 

TEMPUS  FUGIT  (I)

Que dire d'une photographie ? Et qui veut savoir quoi, lorsqu'il la regarde ? Peut-être, à l'époque où j'ai pris cette image, quelqu'un aurait-il voulu lire ceci ? : 

 

Pellicule : FUJICOLOR Superia X-Tra. 400 ASA
Boîtier : Canon EOS 50
Objectif : Canon 50 mm.
Exposition : Diaphragme f 11. Temps de pose : 1/125e

 

Bon ; mais ce n'est pas de ce type de fiche technique dont je nourrissais jadis le scrutateur intéressé. Non, pas de ces lectures de complément, qui frappent complètement à côté du sujet... Mais plutôt un peu de ce verbe sonore, direct et amical : Tu vois, ça c'est une pompe qui est encore en place, et qui a dû fonctionner il n'y a pas si longtemps... Pas loin de chez moi, oui... Un petit hameau agricole du Vaucluse, avec sûrement quelques derniers clients locaux, véhicules utilitaires, tracteurs du village... Ce genre de discours oral sur une photographie  est en fait inclus dans l'idée même de sa prise de vue. Car il est sûr que dès le premier instant j'avais décidé et pris cette image comme un témoignage du temps, preuve vive d'un objet du temps tout juste passé... Ce que l'on allait  pouvoir en dire, l'année de sa prise de vue s'entend, me semble donc tout à fait contenu, encapsulé, dans le vif immédiat du cliché, dans la volonté de faire cette image-là... Et peut-être ce commentaire oral  d'époque s'étoffe-t-il tout juste un peu plus, en ce moment, en 2023, vaporisant simplement une plus dense brume de nostalgie... C'est dire que ce type d'images, on les fait d'emblée pour parler essentiellement du temps...

 


 TEMPUS  FUGIT  (II)

Sur l'image ci-dessus, aujourd'hui comme à l'époque de sa prise de vue, l'on pourra, il me semble, sensiblement poursuivre le même commentaire, évoquer les mêmes choses que sur l'image précédente, celle du plan rapproché de la pompe, qui focalisait davantage cet outil comme le fétiche premier du temps... Mais cependant s'ajoutent quelques éléments signifiants, comme le sceau desquamé d'une marque d'essence, ou encore le  terme Garage nouveau, qui pointe d'autant plus la nécessité de ce sujet à devenir photographique : sous la forme d'un temps qui, d'ores et déjà met en porte-à-faux la fugacité des notions d'ancien et de nouveau...

 

 

TEMPUS  FUGIT  (III)

Mais de cette image au-dessus, que puis-je dire ? J'entends : que pourrais-je dire si elle était seule, si elle ne venait pas en troisième position derrière deux images du même lieu il y a plusieurs années ? Et surtout : si je ne pensais pas, moi-même, d'abord aux deux images précédentes, aurais-je pris cette vue, de nos jours, toute seule, comme un témoignage assuré du temps ? Comme une saisie portée vers une prise de sens dans le futur, et non, car ça c'est déjà gagné, vers le seul passé... En un mot : m'arrêterais-je, bien décidé avec mon appareil, devant cette maison, convaincu que cet enduit lisse de blanc cassé, cette terrasse et sa clôture, cette couleur de volets, sont signifiants au point d'être capturés ?... Aurais-je l'idée de les considérer propres à être saisis comme exemplaires, représentants caractéristiques du présent, gages certains d'un avenir photographique "témoignant du temps" ?... 

 

Jean-François JUNG

 


 


 

 

     LE THÉÂTRE OBLIGATOIRE

 
 

 Karl Valentin

Ci-dessous, de larges extraits de ce texte paradoxal de Karl Valentin

 
D'où viennent ces théâtres vides ? Simplement de l'absence du public. À qui la faute – uniquement à l'État. Pourquoi ne pas instaurer le théâtre obligatoire ? Si chaque individu est tenu d'aller au théâtre, les choses prennent tout de suite une autre tournure. Pourquoi l'école obligatoire a-t-elle été instaurée ? Aucun écolier n'irait à l'école s'il n'était pas tenu d'y aller. Au théâtre, même si ce n'est pas facile, cela pourrait peut-être également tout de même être instauré sans difficultés. La bonne volonté et le devoir viennent à bout de tout. Le théâtre n'est-il pas lui aussi école, point d'interrogation !
Dès l'enfance le théâtre obligatoire pourrait commencer. Le répertoire d'un théâtre pour enfants reposerait à coup sûr uniquement sur des contes de fées tels que Hänsel et Gretel, Le Loup et Les sept Blanches-neiges.
Dans la grande ville, il y a 100 écoles, chaque école a 1000 enfants par jour, ça fait 100 000 enfants. Ces 100 000 enfants tous les jours le matin à l'école, l'après-midi au théâtre – entrée par enfant, 50 pfennigs par personne, naturellement aux frais de l'État, ça fait 100 théâtres, chacun de 1000 places assises. Donc 500 marks par théâtre - ça fait 50 000 marks pour cent théâtres.
À combien d'acteurs offrirait-on ainsi une occasion de travail ! Le théâtre obligatoire, instauré dans chaque district, revitaliserait la vie économique. Ce n'est absolument pas la même chose de se demander : « Irai-je au théâtre aujourd'hui ? » Ou de se dire : « Je suis tenu d'aller au théâtre aujourd'hui ». En raison de ce devoir de théâtre, le citoyen concerné abandonne volontairement toutes les autres distractions stupides de la soirée, telles que les quilles, le tarot, la politique de bistrot, les rendez-vous galants, sans oublier les jeux de société imbéciles qui vous gaspillent votre temps.

[…]
Le citoyen sait qu'il est tenu d'aller au théâtre – il n'a plus besoin de se chercher une pièce, il n'a pas de doute à avoir, « Irai-je aujourd'hui voir Tristan et Yseult » - non, il est tenu d'y aller - car c'est son devoir.

Il est contraint d'aller au théâtre 365 fois par an, qu'il ait le théâtre en horreur ou non. Un écolier aussi a horreur d'aller à l'école, mais il y va de bon gré, car il est tenu d'y aller. – Contrainte ! – Il n'y a que la contrainte pour contraindre aujourd'hui notre public de théâtre à aller au théâtre. Avec de bonnes paroles on n'a eu jusqu'à présent que peu de succès depuis des décennies.

[…]

N'a-t-on pas fait d'amères expériences avec les pompiers volontaires – et n'a-t-on pas fini par se rendre compte, longtemps après, que de nos jours il faut des pompiers de service pour que ça marche ?

Pourquoi ce qui marche pour les pompiers ne marcherait pas pour le théâtre ? D'ailleurs, pompiers et théâtre sont de nos jours si étroitement liés – durant mes longues années de pratique de la scène, dans les coulisses, je n'ai encore jamais vu de pièce de théâtre sans pompier.

Si cette « Obligation générale d'aller au théâtre » précédemment proposée, appelée OGAT, devait être instaurée et contraindre quotidiennement, comme mentionné plus haut, deux millions de personnes à aller au théâtre, il faudrait que soient disponibles, dans une ville comme Berlin, 20 théâtres de 100 000 places chacun. Ou 40 théâtres de 50 000 places chacun – ou 160 théâtres de 12 500 places chacun – ou 320 théâtres de 6250 places chacun – ou 640 théâtres de 3125 places chacun – ou 2 000 000 de théâtres de une place chacun. 

Mais alors quelle ambiance fantastique dans un édifice archicomble avec, disons, 50 000 spectateurs, il n'y a qu'un acteur pour le savoir. Ce n'est qu'avec de tels moyens éminemment autoritaires que l'on peut aider les édifices vides à se remettre sur pieds, et non avec des billets gratuits - ça non - uniquement par la contrainte – et pour contraindre le citoyen il n'y a que l'État !

Traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil

 
© Toute l’œuvre satirique de Karl Valentin est publiée aux éditions THÉÂTRALES